Beaucoup connaissent le massacre d'Oradour-sur-Glane. Il n'a malheureusement pas été le seul commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans la banlieue lilloise, il y a celui d'Ascq où 86 hommes, âgés de 15 à 74 ans, ont été mitraillés sur le bord des rails par de jeunes SS. C'était dans la nuit du 2 avril 1944.
Chaque année, début avril, on commémore le massacre d'Ascq. Il n'y en aura pas cette année à cause du confinement alors on s'est dit que c'était le moment de raconter cet événement tragique rarement enseigné dans les cours d'Histoire.
"Le groupe d'Ascq"
Tout débute un samedi, le 1er avril 1944 à quelques mètres de la gare d'Ascq. Ce village de la banlieue lilloise (qui fusionnera plus tard avec ses voisins pour devenir Villeneuve-d'Ascq) compte alors 3500 habitants qui vivent l'occupation allemande comme ils peuvent. A partir de 1943, certains vont entrer dans la Résistance et former ce qu'on appelle "le groupe d'Ascq".
Le réseau va très vite se rapprocher de celui de La Voix du Nord (oui c'était un réseau de résistants ch'tis avant d'être un journal). Leur but est de mener des missions de sabotage pour ralentir l'arrivée de marchandises et d'armes jusque sur les côtes françaises où un débarquement est attendu. Ils espèrent aussi ralentir la fréquence des bombardements alliés sur les gares de la métropole lilloise qui font des centaines de morts civils à chaque fois.
Voilà comment le groupe d'Ascq en vient à réaliser son premier sabotage en mars 44. C'est sur la voie ferrée que se passe la mission, celle qui relie Lille à Bruxelles et qui passe par Ascq. Quelques jours plus tard, ils utilisent des explosifs sur une autre portion de la voie. Ils sont motivés mais malheureusement pas assez efficaces : les dégâts sont minimes et ne stoppent pas le trafic des trains allemands.
Les résistants décident alors de taper plus fort et programment pour leur prochaine action, prévue le 1er avril, de faire sauter un aiguillage, tout près de la gare d'Ascq. Ils savent qu'un train de marchandises allemand doit passer par là ce week-end.
Un train peut en cacher un autre
C'est leur cible initiale. Ce que les résistants ascquois n'avaient pas prévu, c'est qu'un autre train va s'intercaler. Lui ne transporte pas de marchandises (hormis quelques blindés légers) mais 400 hommes de la 12ème division SS Hitlerjugend. Soit des jeunes (leur chef à 26 ans) recrutés au sein de la Jeunesse Hitlérienne et formés en Belgique qui traversent le Nord pour rejoindre la Normandie.
Il est 22 h 44 ce samedi 1er avril lorsque leur train approche doucement du fameux aiguillage. C'est la locomotive qui va déclencher le système de sabotage des résistants. Trois wagons déraillent, les dégâts matériels sont superficiels, aucun soldat allemand n'est blessé mais le convoi est bloqué.
Avant de partir de Belgique, on a bien briefé les jeunes de cette division SS sur ce qu'ils devaient faire s'ils croisaient des résistants "terroristes" français sur leur route : riposter directement par arme à feu, peu importe si des civils sont touchés. Et ils vont suivre les ordres à la lettre...
Mort gratuite
Les SS vont donc débouler dans le village qui s'est réveillé au son de l'explosion. Ils rassemblent un premier groupe d'hommes et de femmes dans la cabine d'aiguillage. Pas de coups de feu mais les premiers coups tombent. Les femmes sont renvoyées chez elles tandis que les hommes sont emmenés à coups de crosse dehors, le long de la voie ferrée. Ils y seront fusillés.
Mais ça ne suffit pas. Le commando repart dans le village à la recherche d'autres hommes. Ils défoncent les portes d'habitations qui ne s'ouvrent pas, malmènent des enfants, poussent des personnes âgées dans les escaliers, tirent des femmes par les cheveux. Ils emmènent des pères, des grands-pères, des adolescents encore en pantoufles et pyjama jusqu'à la fameuse voie ferrée pour "réparer les dégâts". Certains n'arriveront jamais jusque là et seront abattus en cours de chemin, en pleine rue ou en plein presbytère comme l'abbé du village et la famille hellemmoise réfugiée qu'il hébergeait.
Le vicaire aussi sera fusillé devant chez lui alors qu'il tentait d’empêcher un SS de battre son voisin. Les hommes qui tiennent encore debout continuent d'être emmenés par groupes le long de la voie ferrée. Ce ne sont que des civils. Les SS vont les mitrailler. Tous.
Deux SS sont mêmes postés dans une maison isolée pour abattre ceux qui tenteraient de s'enfuir. Alors qu'on en est au quatrième groupe d'hommes se préparant à être fusillés, un coup de sifflet met fin au massacre. C'est celui de la Feldgendarmerie, la police militaire allemande venue de Lille.
Elle a été prévenue par des soldats de la Wermarcht basés dans le village mais aussi par Elie Derache, un jeune employé de la gare d'Ascq. Battu avec le chef de gare par un sous-officier qui les a laissés tous les deux pour morts, il a réussi à appeler sans relâche à Lille pour demander de l'aide.
Dimanche des Rameaux
Au petit matin, la lumière du jour laisse apparaître l'horreur de la nuit. Le bilan fait froid dans le dos : 86 hommes ont été massacrés. Les plus jeunes s'appelaient Jean, René et Roger, ils avaient 15 ans. Le plus âgé, Pierre, en avait 74. Ils laissent derrière eux 75 veuves, 127 orphelins et un village entier meurtri par l'injustice et la sidération.
Il se raconte que même après l'arrivée de la Wehrmacht pour mettre fin au massacre, les SS sont restés dans le village pour détrousser leurs victimes et piller les habitations du village qu'ils n'avaient pas eu le temps d'incendier. Certains se vantant de ce qui constituait leur premier fait-d'arme en tant que jeune soldat. Leur train ne quittera le village qu'en début d'après-midi le dimanche.
Justice ?
Occupation ou non, la nouvelle se répand vite dans la métropole lilloise et au-delà. Si bien que lors des funérailles, le 5 avril, c'est une foule dense de 20 000 personnes qui vient soutenir les familles des victimes. Des milliers d'habitants du secteur ont posé un arrêt de travail pour venir. Un tel rassemblement est interdit mais il n'y aura aucune répression.
Le groupe de résistants à l'origine du sabotage sera arrêté quelques temps plus tard. Six d'entre eux seront fusillés au Fort de Seclin le 7 juin 44.
Après la Libération, à Ascq, on demande forcément justice pour ce massacre. On retrouve des membres du fameux commando SS et, le 2 août 1949, 17 d'entre eux sont jugés au Palais de Justice de Lille. Neuf sont présents, huit sont encore en fuite. Dans le box des accusés, à part le lieutenant, les autres ne sont que des subalternes mais ils ne pourront pas se cacher derrière leur statut de "suiveurs". Une nouvelle loi de 1948, dite "loi Ascq-Oradour", fait de chaque membre de la division le responsable des exactions de ses compagnons.
Le 6 août 1949, le verdict tombe : à l'exception d'un seul, ils sont tous condamnés à mort, les absents l'étant par contumace. Mais aucun d'entre eux ne sera exécuté. A cause de vices de forme mais aussi suite à des demandes en grâce, le président René Coty les gracie et six d'entre eux seront libérés en 1955. Les deux derniers le seront en 57, année symbolique dans la réconciliation franco-allemande.
Retour en Allemagne
Non l'histoire n'est pas finie. Déjà parce que les Ascquois n'ont pas oublié et continuent de commémorer leurs victimes. Ensuite parce que l'arrière-petit-fils de l'une d'entre elles a décidé de porter plainte auprès de la justice allemande en 2013.
Pourquoi en Allemagne ? Parce que là-bas il n'y a pas de prescription pour les crimes de guerre. En France oui. Aucune procédure contre les anciens SS du convoi de 44 ne peut dont être lancée chez nous. En 2014, des enquêteurs allemands sont envoyés à Villeneuve-d'Ascq pour enquêter avant de revenir en Allemagne pour "traquer" les SS survivants. En 2016, des perquisitions ont lieu et un des ex-SS encore vivant reconnaît sa présence à Ascq lors du massacre.
Quelques mois plus tard, c'est Karl Münter, ex-SS de 94 ans, qui est retrouvé et contre qui une procédure est lancée. Il faisait partie des absents du procès de Lille de 1949, condamné à mort par contumace. Cette première condamnation en France va en réalité empêcher toute nouvelle procédure contre lui : on ne peut pas juger quelqu'un deux fois pour le même crime en Europe.
Sauf que l'homme n'a finalement jamais purgé aucune peine et n'affiche même aucun regret. Pire, il participe à des rassemblements néo-nazis où il signe des autographes et tient des propos négationnistes face à des journalistes. La justice allemande va alors tenter de le poursuivre pour incitation à la haine. Mais l'ex-SS est décédé en septembre 2019 à 97 ans privant les descendants des victimes d'Ascq d'un quelconque procès.
A La Voix du Nord, Gérard Caudron, maire de Villeneuve-d’Ascq, déclarera à l'annonce sa mort : "Ça fera une raison de plus pour moi de ne pas finir en enfer, pour ne pas l’y retrouver".
Pour sourcer cet article, on s’est appuyé sur le livret commémoratif du 75e anniversaire du massacre produit par la ville de Villeneuve-d'Ascq ainsi que sur le documentaire bouleversant de France 3 "Les Flambeaux d'Ascq".