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[Flashback] Roger Salengro, ce maire de Lille que la calomnie a fini par tuer
Justine Pluchard,
10 min de lecture
13 juin 2020,
Flashback
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Justine Pluchard,
10 min de lecture
13 juin 2020,
Flashback
Il y a 85 ans, Lille perdait son maire. Le 17 novembre 1936, Roger Salengro, Fivois, maire de Lille et ministre de l'Intérieur du Front Populaire se donnait la mort dans sa cuisine. Acculé par la calomnie, et victime de la diffamation.
Tout commence à Fives à la fin du XIXe. C'est au 19 de la rue Mirabeau que naît le petit Roger, le 30 mai 1890. C'est essentiellement à Lille qu'il vit, étudie et, surtout, milite dès son plus jeune âge. La famille Salengro n'est pas forcément issue du milieu ouvrier mais le jeune Roger en a déjà gros. Dès 1909, il rejoint la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière) alors qu'il est encore étudiant à la fac de Lettres.
C'est en militant fougueux qu’il débarque à son service militaire en 1912. Et ce n'est pas son statut de soldat qui va d'ailleurs l'empêcher de continuer à manifester... contre une loi qui veut rallonger d'un an le service militaire.
Ça lui vaudra d'être inscrit dans le Carnet B, le fameux registre qui liste les opposants au gouvernement et les antimilitaristes. Son but au Carnet B ? Savoir qui ne voudra pas aller au front avec entrain s'il y a mobilisation générale un jour.
Bon, pas de bol, deux ans après, la Grande Guerre débute. Salengro a 24 ans et est directement arrêté début août 1914 (merci le Carnet B). Sauf que le ministre de l'Intérieur de l'époque se dit que les syndicalistes ne sont finalement pas un si grand danger que ça en temps de guerre. Le maire de Lille, Gustave Delory, fait donc libérer Salengro. Enfin, il est surtout libre d'aller combattre sur le front.
Roger y va. Direction les champs de bataille de l'Artois et de la Champagne où il est coursier à vélo de seconde classe. Le 7 octobre 1915, il est dans une tranchée boueuse artésienne et demande à son chef de section d'en sortir pour aller sur le no man's land. Pourquoi un telle folie ? Son sergent et ami y est mort la veille. Son corps est toujours là, gisant dans les barbelés, et le soldat Salengro veut aller le récupérer.
Il en a l'autorisation. Mais il ne reviendra jamais dans la tranchée. Pendant cette opération périlleuse, il se fait surprendre par une patrouille ennemie et est fait prisonnier. Dans le camp français, ne le voyant pas revenir, on se demande ce qu'il lui est arrivé. Mort ? Prisonnier ? Déserteur ?
C'est sa marraine qui reçoit des nouvelles de Roger depuis son camp de prisonniers. Sauf que ses supérieurs français ne croient pas à son emprisonnement et convoquent direct un conseil de guerre où il est accusé de désertion par contumace. Il sera finalement acquitté.
Disons qu'il a de quoi croire à son histoire d'emprisonnement quand il est rapatrié en 1918 : Roger ne pèse plus que 42 kilos. Car il n'a pas franchement été un prisonnier docile chez les Allemands où, là aussi, il a fini devant un tribunal militaire en 1916 pour avoir refusé avec des camarades de bosser dans une usine de munitions. Être prisonnier, passe encore. Fabriquer de quoi tuer ses camarades français ? Et puis quoi encore ? Bilan : il est envoyé dans un camp disciplinaire pour le reste de sa détention.
Quand il revient à Lille, il est peut-être maigre mais il a faim d'engagement. Il renoue avec ses premières amours et devient l'un des leaders socialistes de la ville. Mais en 1920, la SFIO se scinde en deux groupes : les socialistes, qui vont garder le beffroi, et les communistes. Et le divorce ne s'est pas fait dans la joie et l’allégresse.
Ce sont les communistes qui vont en premier ressortir cette vieille histoire de procès pour désertion pour faire chier discréditer Salengro qui est en train de monter du côté des socialistes. Après avoir rejoint le conseil municipal de Gustave Delory, Roger Salengro lui succède comme maire en 1925 et est sans cesse réélu au beffroi depuis. Entre deux, il est aussi devenu conseiller général au département puis député. Bref, il pèse sacrement dans le game politique à ce moment là.
Du coup, ses détracteurs continuent de distiller la fameuse rumeur qui dit que le maire de Lille aurait déserté en 1915. Ce dernier aura beau se défendre et apporter des preuves de sa bonne foi, la rumeur perdure au fil des ans, resurgissant de temps à autre dans les journaux d'opinion adverses.
La presse n'est alors pas aussi "réglementée" qu'aujourd'hui et les peines en matière de diffamation sont pour le coup ultra floues ou peu concrètes. Les titres de journaux sont nombreux et sont quasi tous d'opinion. Et il n'est pas rare que chaque grand homme politique ait son propre journal. Salengro en a d'ailleurs un lui aussi : Le Peuple Libre. En gros, dans les colonnes des journaux de l'époque, c'est la foire aux tribunes et aux éditos. Un peu comme les comptes Twitter des politiques d'aujourd'hui (coucou Trump).
Après les communistes, ce sont les ligues, ces organisations politiques, bien souvent antisémites, qui défendaient des idées d’extrême droite, qui vont s'opposer à Salengro. On est en 1936 et le jeune maire de Lille est en train de prendre (encore) du galon : Léon Blum qui vient d'être élu président du conseil, le nomme ministre de l'Intérieur. Avec son acolyte Jean-Baptiste Lebas, maire de Roubaix, nommé lui au ministère du Travail, Salengro descend à Paris pour bosser aux réformes du Front Populaire.
Dès l'été 36, il s'attaque à un gros chantier miné : la dissolution des ligues. Léon Blum, qui sent bien la montée du fascisme autour de lui et qui a lui même été attaqué par ces ligues, a chargé son ministre de les dissoudre et de nationaliser leurs gazettes.
Les ligues vont forcément riposter en ressortant bien évidemment cette bonne vieille rumeur de désertion de 1915 dans leurs journaux. Le 14 juillet 1936, alors que la loi de dissolution vient de passer, l'Action Française, ligue monarchiste et anti-dreyfusarde, est la première à balancer qu'il est "indigne que le ministre de l'Intérieur puisse s'incliner devant le soldat inconnu".
Gringoire, journal antiparlementaire, antimarxiste et antisémite, prend de suite le relais dans ses éditos. Léon Blum défend son ministre et une commission militaire est organisée en octobre 36 pour faire le point sur cette affaire. Elle blanchit une nouvelle fois le soldat Salengro. Tout comme une chambre de députés à la mi-novembre. Mais ça n'apaise pas le moins du monde la situation et en Une de Gringoire on peut désormais lire : "L'affaire Proprengros : Salengro est blanchi, le voilà Proprengros".
Roger Salengro ne supporte plus cette cabale médiatique. Alors qu'il vient de perdre sa femme quelques mois plus tôt, on aurait retrouvé sur la tombe de cette dernière, au Cimetière de l'Est de Lille, des roues de vélo pour évoquer le passé de coursier de son mari pendant la Grande Guerre. On l'appelle même le "rétropédaleur".
Le 17 novembre 1936, il rentre chez lui à Lille et il est tout simplement à bout. Il écrit alors deux lettres, l'une à son frère, l'autre à Léon Blum :
[...] Ma femme est morte il y a bientôt dix-huit mois de la calomnie qu'on ne lui épargna pas et dont elle souffrit tant. Ma mère ne se remet pas des suites de son opération et la calomnie la ronge jusqu'aux moelles. J'ai lutté de mon côté vaillamment. Mais je suis à bout. S'ils n'ont pas réussi à me déshonorer, du moins porteront-ils la responsabilité de ma mort, car je ne suis ni un déserteur, ni un traître [...]
Roger Salengro à Léon Blum
Il fait ensuite sortir son chat de la cuisine. S'y enferme. Calfeutre le bas de la porte avec une serpillère. Pose deux exemplaires du journal Gringoire sur la table. Et il allume le gaz.
On le retrouve le lendemain matin. A Lille, c'est la stupéfaction. La ville vient de perdre l'un des siens, son maire. Quelques jours plus tard, on organise ses obsèques où des centaines de milliers de personnes sont présentes. Certaines sources évoquent même un million. C'est Léon Blum, remonté de la capitale, qui se charge de l'oraison funèbre.
A la suite du suicide de Salengro, le 18 décembre 1936, un projet de loi aggravant la répression et les peines des délits de la presse est voté à l'Assemblée Nationale (mais la loi sera retoquée par le Sénat l'année suivante).
Henri Béraud, le journaliste qui bossait pour Gringoire et qui était l'auteur de la majorité des articles diffamant Salengro, est arrêté en 1944 et condamné à mort pour "intelligence avec l'ennemi en temps de guerre". Un comble.
A la mairie de Lille, le bureau de Roger Salengro est resté en l'état : aucun maire ne l'a plus jamais occupé et c'est encore le cas aujourd'hui. On retiendra de lui les grands travaux d'aménagement urbain dans la ville, comme la cité hospitalière, les HBM (ancêtres des HLM) ou encore la centrale téléphonique. C'est aussi pendant son mandat qu'on achève la construction du beffroi de l'Hôtel de Ville. Qui se trouve, aujourd'hui encore, place Roger-Salengro.
Pour vous raconter tout ça, on s'est appuyé sur différentes sources, à savoir :
- un article de 2016 de La Voix du Nord : Roger Salengro, un maire brisé par la calomnie
- l'article "Roger Salengro" du Dictionnaire amoureux du journalisme de Serge July
- un article de 2010 de La Voix du Nord : Sur les traces du passé fivois de Roger Salengro
- la page Wiki de Roger Salengro et des Ligues d'extrême droite
- la culture foisonnante de Romy, d'une Bulle sur les pavés, sur le Cimetière de l'Est.
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article écrit
par Justine Pluchard