Oui, c'est la vérité vraie. Les Roubaisiens ont, un temps, vibré pour la corrida. Non pas en allant chaque été en vacances en Espagne, mais en se rendant du côté du Parc Barbieux. Il y a même eu, un jour, un combat entre un taureau et un lion.
1893, ambiance fin de siècle. Roubaix est une ville industrielle où se côtoient riches patrons et ouvriers du textile. Niveau loisir spectaculaires, il y a du théâtre et de la chanson, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. C'est peut-être pour ça que lorsque la corrida investit certaines villes de France qui n'ont rien à faire avec le sud (genre Lyon et Limoges), Roubaix se fait gagner aussi. Ce sont les propriétaires du vélodrome qui se disent que le spectacle pourrait plaire. Et ils ont raison.
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[Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 9. Année 1899 / Jules Beau : F. 48v. [Arêne de Roubaix];[/caption]Le 21 septembre 1893, treize taureaux débarquent à Roubaix. C'est un spectacle pour les habitants, qui pour la plupart n'en ont jamais vu de de la sorte. La première séance se tient au Manège, au Parc Barbieux. Mais attention, les manants ne sont pas conviés : le prix du billet est placé très haut pour éviter une compagnie peu appréciée de ces gens si bien habillés, comprenez-vous. Il ne faudrait tout de même pas que les ouvriers croient qu'ils puissent y avoir droit. En vérité, ils vont y avoir droit.
Torodrome de 12 000 places
Parce qu'à côté du stade vélodrome, rue Pergolèse, un torodrome est en train de se construire. Les dimensions, pour l'époque, témoignent de l'engouement des Roubaisiens pour la pratique : 10 000 places assises (puis 12 000 après un petit agrandissement), pour 8 000m² de terrain. Les premières courses taurines y sont organisées en 1899, et la baisse drastique des prix des billets participe grandement à la démocratisation des lieux. Des matadors espagnols sont invités à se produire, les journées sont nombreuses, bref, c'est un succès.
[caption id="attachment_59953" align="aligncenter" width="1072"] [Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 9. Année 1899 / Jules Beau : F. 49. [Arêne de Roubaix];[/caption]La corrida n'est pas à Roubaix une culture ancienne comme en Espagne où à Nîmes, bien ancrée dans les esprits. Ce n'est pas un sport sacré, où les matadors et les taureaux sont vénérés. C'est une mode, ni plus ni moins. Le problème, c'est que les organisateurs ont pour idée de dépasser le cadre de la traditionnelle tauromachie pour verser dans le grand spectacle. Ils organisent le 14 juillet 1899 un combat entre un jeune taureau et un "lion sauvage". L'annonce fait grand bruit, vous vous doutez, et les aficionados de corrida refusent d'y assister : la proposition est bien trop éloignée de la vraie nature de la corrida. Le jour J, le stade se remplit en un clin d’œil. 12 000 personnes attendent avidement ce combat déjà annoncé comme mythique entre Goliath, le roi de la savane et un taureau jeune et musclé.
Le vieux lion et le jeune taureau
Sauf que le roi de la savane n'est plus de première fraîcheur. C'est un vieux lion aux pattes blessées, qui n'a rien demandé à personne, et qui, de fatigue, s'allonge sur la piste et refuse de combattre. En face de lui, vous pensez bien que le taureau n'aura pas la moindre pitié. Le lion Goliath est tué en quelques instants, et les gens dans le public sont parfaitement dégoûtés, n'ayons pas peur des mots. Le spectacle n'a pour eux pas duré assez longtemps (oui, on est loin de la reconnaissance de la douleur animale). Le combat aurait dû être épique, plein de sang et de rugissements. Les spectateurs lancent sur la piste tout ce qu'ils peuvent. La mise à mort du taureau par un matador ne les apaise pas. Les organisateurs affirment qu'ils proposeront un nouveau combat avec un lion plus jeune et en meilleure forme, promis. Mais le préfet, entre temps, a la bonne idée d'interdire tout simplement les combats entre animaux. Le chapitre se ferme. Mais la corrida court toujours à Roubaix.
[caption id="attachment_59954" align="aligncenter" width="1116"] [Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 9. Année 1899 / Jules Beau : F. 50. Lion et Toreau, Roubaix;[/caption]Ce qui a le don d'énerver passablement une partie de ses habitants, dont les membres de la SPA, qui existait donc déjà à l'époque. Ils sont décidés à faire démolir le torodrome. Et en fait, ils y arrivent. En 1904, le stade va être détruit. Les courses de taureau ne sont pas pour autant supprimées : elles se sont simplement déplacées au stade vélodrome, juste à côté. Mais le préfet interdit la mise à mort des animaux, et à plusieurs reprises, les gendarmes doivent intervenir pour faire respecter ordre et loi. Ça commence à sentir le roussi, et surtout, la fin. Avec plus ou moins de succès, les combats se poursuivent jusqu'en 1914.
Le 15 juin de cette année, la dernière course a lieu, et elle ne se terminera jamais : interrompue par un orage, les matadors n'ont jamais pu reprendre là où ils s'étaient arrêtés. Le 28 juillet, la Première Guerre mondiale éclate, et la région lilloise sombre dans le noir pendant quatre ans. Et lorsque la guerre s'achève, la corrida ne reprend pas. Personne ne pense, d'ailleurs, à la relancer. Quatre ans de guerre, ça vous passe l'envie d'assister à des mises à mort pour le sport.
Pour écrire cet article, on s'est appuyés sur plusieurs sources :