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[Flashback] Le comité Jacquet, le réseau de résistance lillois de la Grande Guerre

Justine Pluchard 14 min de lecture
11 nov. 2020, Flashback

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Si on associe généralement le terme "résistant" à la Seconde Guerre mondiale, Lille a eu son premier réseau en 14-18. Des centaines de personnes, nordistes comme belges, se sont organisées pour héberger, nourrir et faire passer aux Pays-Bas des centaines de soldats coincés en zone occupée. Tout ça est géré depuis Lille, par Eugène Jacquet et son comité.

Sur l'esplanade, à deux pas de la Citadelle, vous avez forcément déjà vu ce monument à la gloire des fusillés de Lille. Il représente cinq hommes : celui à terre, c'est Léon Trulin, le jeune espion belge ; les quatre autres, encore debout, sont des membres du comité Jacquet :

  • Eugène Jacquet
  • Georges Maertens
  • Ernest Deceuninck
  • Sylvère Verhulst

Pour comprendre comment ils se sont retrouvés devant un peloton d'exécution allemand, au bas des remparts de la Citadelle, un matin de septembre 1915, il faut remonter quelques mois en arrière, au tout début de la Grande Guerre.

Lille occupée

Nous sommes début août 1914 et tou.te.s les Lillois.es se pressent sur la Grand'Place. Le maire de Lille, Charles Delesalle, est en train d'annoncer sur le perron de la Grand'Garde (c'est aujourd'hui le Théâtre du Nord) l'appel à la mobilisation générale. On l'écoute silencieusement avant d'entonner la Marseille.

Dans la foule, se trouve Eugène Jacquet, un courtier en vin, originaire de Compiègne, qui est bien connu en ville. Car en plus d'être impliqué dans pas mal d'œuvres de bienfaisance, il est aussi franc-maçon et secrétaire général du département de la ligue des Droits de l'Homme.

A 45 ans, ce pacifiste convaincu pensait que les "Etats-Unis d'Europe" étaient possibles, tout comme un rapprochement avec l'Allemagne. Bon, c'est raté. Mais Jacquet ne va pas pour autant rester les bras croisés. Comme il maîtrise de la langue de Shakespeare et qu'il a un beau réseau, il va écrire au préfet pour se mettre à son service.

La réponse n'arrivera jamais car les 11 et 12 octobre, des tonnes d'obus allemands tombent sur la ville : plus de 900 habitations sont touchées, faisant 40 morts. On se bat à chaque porte de la ville mais la reddition est actée dès le 13 octobre. Lille est aux mains des Allemands.

Lille - Belgique - Pays-Bas

Sauf que tous les soldats alliés n'ont pas eu le temps de quitter la ville et sont vivement recherchés par les nouveaux occupants. Il faut donc les cacher et mettre en place des combines pour les sortir de là. Jacquet active son réseau de connaissances et tout le monde commence à s'organiser. L'un des premiers soldats à quitter Lille est le commandant arrageois Caron : le 18 mars 1815, il se déguise en marchand de bestiaux et passe la frontière avec Georges Maertens, un commerçant lillois qui s'était engagé dans la garde civile lors de la mobilisation générale, et Sylvère Verhulst, un Belge flamand qui va servir de guide. Le comité Jacquet est né.

Car après Caron, une foule d'autres soldats vont pouvoir quitter Lille et le département sous le nez des Allemands. En plus des Lillois et Lilloises qui se coordonnent pour les cacher, d'autres vont simplement financer leur survie. C'est Georges Maertens qui va s'occuper de la gestion des finances du comité ainsi que des questions d'hébergement. Emile Vermeersch, le sous-chef du bureau des services des finances de la mairie de Lille, va s'employer à inscrire les soldats disséminés dans la ville sous de fausses identités dans les listes des réfugié.e.s.

Plusieurs réseaux d'évasion depuis Lille se mettent doucement en place. Jacquet et ses amis en profitent pour glaner pleins d'infos qui pourraient servir militairement les alliés. Ils cachent ces papiers dans des cannes creuses qu'ils filent aux hommes à qui ils font traverser la frontière. Une fois cette frontière passée, c'est donc le flamand Sylvère Verhulst, qui organise le réseau des "guides" à travers la Belgique. Tout ça est géré depuis le n°1 de la rue Denis-Godefroy à Lille : la maison de la famille Jacquet.

Mayday à Wattignies

Le 11 mars 1915, deux avions anglais ont pour mission de détruire un poste TFS à Lille. L'un des deux s'écrase du côté de Wattignies et les Allemands vont très vite diffuser un avis de recherche pour retrouver l'aviateur qui se balade certainement encore dans le coin.

So lucky, le British, d'à peine 22 piges, a été recueilli dans une ferme et est retrouvé en premier par l'un des membres du comité Jacquet. On le transfère vers Lille en tram, en le travestissant et en lui fournissant un faux laisser-passer. Et le 28 mars, le voilà déjà en partance aux côtés de Jacquet, de sa fille aînée Geneviève et de Georges Maertens. Le trio l'amène jusqu'à Tourcoing où, là, il sera pris en charge par Verhulst. Et tout se passe bien : Robert Mapplebeck (c'est son petit nom, à l'Anglais) rejoindra les alliés sans embûches.

Sauf qu'il va faire preuve d'un peu trop de zèle... Non seulement, l'aviateur écrit un journal où il relate tout ce que le réseau a fait pour lui. Mais en plus, selon les dires d'un témoin de l'époque, Mapplebeck va s'amuser à revenir voler en avion au-dessus de la place de la République en dessinant un huit pour remercier des Lillois.es. Il va même aller encore plus loin : il lâche un jour une cassette de son avion à destination de Von Heinrich, le gouverneur allemand de Lille. A l'intérieur, un mot d'une ironie extrême où Mapplebeck présente ses respects tout en regrettant de ne pas avoir pu faire sa connaissance lors de son "doux séjour passé auprès de lui".

Autant vous dire que Von Heinrich est en furie et qu'il compte bien le faire payer à ceux et celles qui ont aidé l'aviateur anglais...

La seule preuve qu'il peut trouver à Lille, c'est le fameux journal rédigé par Mapplebeck. C'est un certain Ernest Deceuninck qui le détient. C'est un employé de commerce d'Armentières, qui s'est distingué lors des combats avant la reddition de la ville, devenu espion. Il fait bien évidemment lui aussi parti du comité Jacquet mais, au lieu de détruire cette preuve accablante qui pourrait tous les faire tomber, il la cache dans le bras d'un fauteuil de sa chambre...

La faute d'Anvers

Pour l'heure, le comité Jacquet continue son travail de l'ombre. En juillet, de nouveaux convois d'hommes souhaitant gagner un pays libre se préparent. Le 7 juillet, l'un d'entre eux se trouve près d'Anvers, étape obligatoire du périple, mais se fait appréhender par une patrouille allemande. Tout le monde sait ce qu'il a faire et dire, personne ne panique. Enfin tous sauf un...

Car dans ce convoi, il y a Louis Richard, un jeune Breton qui est revenu dans sa famille du Nord à la mort de son père. Clairement, à 21 ans, Louis est un adulescent relou et sa mère ne sait plus quoi faire de lui. La guerre est arrivée et le jeune homme a alors débarqué à Lille où il se fait passer pour un militaire blessé. Forcément, des Lillois.es l'ont pris en pitié et l'ont mis en contact avec le comité Jacquet. Et comme il passait sa vie lilloise à ne rien foutre, on l'a envoyé dans un convoi (pour s'en débarrasser, on va dire).

Bon, vous l'avez compris, c'est lui qui déballe tout. Les autorités le malmènent et, terrorisé, il ne va pas mettre longtemps à se mettre à table. Heureusement, personne n'a été assez bête à Lille pour lui dévoiler tous les secrets du comité. Mais Louis Richard va quand même balancer quelques itinéraires d'évasion, des noms de dirigeants et de guides ou le fameux concept des cannes creuses qui contiennent des documents militaires.

Forcément, ses camarades de convois restent tous emprisonnés, et lui ressort à l'air libre deux jours plus tard. Le 9 juillet, il est même en train de jouer aux dames pépère dans un hôtel d'Anvers. Si on le sait, c'est parce qu'il va y croiser Sylvère Verhulst qui arrive justement avec un nouveau convoi. Surpris de voir encore Richard sur place, ce dernier lui explique qu'il était fatigué et qu'il attendait donc le prochain convoi pour repartir. Ensemble, ils attendent donc le retour du guide hollandais... qui n'arrivera jamais puisqu'il est incarcéré.

Rafle dans Lille

Pendant ce temps-là, les Allemands s'activent et deux détectives, Meier et Schmidt, sont maintenant en charge de l'affaire. Le 10 juillet, ils sont déjà à Lille pour perquisitionner, trouver d'autres preuves accablantes et faire tomber tout le réseau. Un commissaire militaire accompagné de six soldats déboulent au 1 rue Denis-Godefroy : ils embarquent Eugène et sa fille aînée Geneviève, et enferment sa femme et les trois autres filles de la famille dans une chambre pendant cinq heures, le temps de retourner la maison, censée être un QG.

Très vite, la rumeur de la chute du comité parcourt la ville. Enfin, c'est surtout grâce à Louis Richard, que les Allemands ont ramené d'Anvers avec eux, et qui va aller se vanter au café du coin qu'il a réussi à faire tomber le comité à lui tout seul... Bref.

Du côté des membres du réseau, on s'active pour tout faire disparaître : Vermeersch pique un sprint jusqu'à son bureau de la mairie pour faire disparaître ses listes aux noms truqués de réfugiés. Tandis qu'un autre file chez Deceuninck où se trouvent plein de pièces compromettantes.

Une fois sur place, ce membre se souvient qu'il y a aussi des choses cachées dans le fameux fauteuil de la chambre (dont le fameux journal de Mapplebeck, vous vous souvenez ?). Du coup, il appelle le voisin et, au lieu d'éventrer le fauteuil pour récup' ce qu'il y a à l'intérieur, ils décident ensemble de transporter le fauteuil ailleurs. Mauvaise idée, puisqu'une patrouille arrive au même moment dans la rue. Les deux hommes parviennent à s'enfuir, mais bien évidemment, les Allemands ont maintenant les yeux braqués sur le fameux fauteuil.

Pas de faux suspense, ils découvrent le carnet du British qui contient quatre noms : Eugène Jacquet, Geneviève Jacquet, Ernest Deceuninck et Georges Maertens. Une grande rafle se met ensuite en place à Lille dans les jours qui suivent. Une chasse à l'homme (et à la femme) qui va conduire à quelques 200 arrestations. Tous ne finiront pas à la prison de la Citadelle. Geneviève, la fille Jacquet, est rapidement libérée tandis que les autres vont être transférés à Anvers pour rejoindre leurs autres camarades déjà emprisonnés là-bas.

Back to Lille

Vingt d'entre eux vont revenir à Lille, dès le 9 août. Car vous vous souvenez de Von Heinrich, le gouverneur de Lille ? Celui-là même qui a juré de se venger après l'humiliation de l'aviateur anglais ? Et bien avec la trouvaille du précieux carnet dans le fauteuil de Deceuninck, il peut l'avoir, sa vengeance, et il la veut à Lille.

Une fois de retour à la Citadelle, on enferme les vingt membres tous ensemble dans la cellule 9. Le mois d'août se passe plutôt tranquillement. On leur apprend que leur procès se tiendra à la mi-septembre et on leur file un avocat allemand commis d'office. Un seul pour les vingt. Mais dans leur malheur, cet avocat est plutôt de leur côté. Et il va être honnête surtout : lorsqu'il rencontre Jacquet, il va très vite lui faire comprendre qu'il n'arrivera pas à le sortir de là. Du moins, pas vivant.

L'info passe à l'extérieur et les ami.e.s des prisonniers vont essayer de plaider leurs cas auprès de gens influents qu'ils connaissent. On évoque aussi la possibilité de s'évader de la Citadelle, ce que Jacquet refuse : il a peur des représailles sur sa famille.

"Vive la"

Le procès arrive. Un simulacre de procès en fait. En à peine quelques jours, l'affaire est pliée : le procureur requiert pas moins de quatre fois la peine de mort pour Eugène Jacquet. Trois fois pour Deceuninck, deux fois pour Maertens et une fois contre Verhulst. Les autres s'en sortent avec de la prison et/ou de la déportation.

Le 21 septembre, on lit la sentence aux quatre condamnés : ils seront exécutés le lendemain matin. Jacquet obtient d'un officier qu'ils voient une dernière fois leur famille. Celle de Verhulst est en Belgique et celle de Deconinck en France libre, donc eux se contentent d'écrire des lettres.

Peu avant six heures du matin, ce 22 septembre 1915, les prisonniers de la cellule 9 se font réveiller par un chant patriotique, celui entonné par les quatre condamnés. Devant le peloton d'exécution, debout, côte à côté, la légende veut que chacun ait crié une phrase avant de tomber :

  • Eugène Jacquet aurait crié "Vive la République"
  • Ernest Deceuninck, "Vive la France"
  • Georges Maertens, "Vive la Liberté"
  • Sylvère Verhulst, "Vive la Belgique"

Ce qui n'est pas une légende, c'est qu'ils sont tous décédés ce jour-là.

Monument et procès

Le monument de l'esplanade a été installé en 1929. On y a rajouté Léon Trulin, qui ne faisait pas partie du comité Jacquet, mais qui a été fusillé comme eux à la Citadelle, pendant la Grande Guerre.

Et sinon, le fameux traitre Louis Richard a été arrêté après l'Armistice : en partant, les Allemands ont laissé son dossier avec plein de pièces compromettantes sur lui, ce qui lui vaudra un procès. On ne sait revanche pas grand chose sur sa fin de vie.

Pour vous raconter tout ça, on s'est basé sur le livre de René Deruyk, La mort pour la liberté, histoire du comité Jacquet.

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article écrit
par Justine Pluchard

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