Dans les années 1900, c'était l'âge d'or pour Roubaix et ses usines. Une ville grouillante de vie, emplie d'ouvrier.e.s et de grandes cheminées crachant leur fumée à tout va. Et tout au sommet des usines, les patron.ne.s comme Paul Cavrois, qui pouvaient s'offrir des petits bijoux d'architecture pour y vivre pepère après une grosse journée de taf.
Dans l'une des régions les plus industrialisées en France, le Nord, la société Cavrois-Mahieu s'installe en 1887. Son truc a elle, c'est le textile haut de gamme qu'elle fabrique en grande quantité grâce à la force de ses cinq usines et près de 700 salariés. L'un des propriétaires de cette société est Paul Cavrois, qui choisi de s'installer pas loin, à Croix, et de se faire construire sa propre villa.
Il charge alors l'architecte Robert Mallet-Stevens de la construction de son petit cocon, qui devait pouvoir accueillir l'homme d'affaires, sa femme et leurs sept enfants. On passe l'étape des poignées de main et on se place directement après les dates de construction de la maison, qui ont eu lieu de 1929 à 1932. Une fois la dernière pierre de l'édifice posée, la villa se distingue immédiatement des autres logements bourgeois du coin par ses briques jaunes, qui ont le charme du Nord mêlées à un goût bien plus moderne pour l'Art Deco.
On se doute que même près de cent ans en arrière, le Nord tenait déjà à sa réputation d'habitants chaleureux et conviviaux. L'architecte avait prévu les nombreuses réceptions de la famille Cavrois, en concevant un court circuit à l'entrée qui permettait d'entrer en voiture, de passer devant la porte où des mains devaient sans doute se lever cordialement en guise de bonjour, avant de repartir vers un garage uniquement dédié pour les ami.e.s de Paul et Lucie, son épouse.
Maison, ou bateau ?
La grande passion des Cavrois, c'est les croisières à bord de gros bateaux. Même à Roubaix, Paul et Lucie n'ont pas renoncé à cette passion. Baladez-vous dans le jardin, et admirez la façade sud de la demeure. La partie gauche de la maison donne l'impression de voir l'arrière d'un gros ferry, et le belvédère ressemble aux grosses cheminées, ou au mat, d'un bateau de croisière.
Même une fois les portes de la villa franchies, des petites similitudes avec un bateau peuvent se faire ressentir. La pièce parfaite pour s'en apercevoir reste le fumoir, juste à côté du bureau du dirigeant d'usines. Une salle très petite, avec juste un banc en demi-cercle qui se rapproche fortement de l'esthétique d'une cabine de bateau. Pour en revenir au belvédère, sachez que c'était en quelque sorte la marque de fabrique de l'architecte. Pourquoi ? Il a emporté ce secret dans sa tombe, mais des rumeurs laissent à penser qu'ils feraient référence à une tour de contrôle d'un aéroport, car il était aussi aviateur à ses heures perdues.
La joie des grandes familles
Le XXe siècle n'avait rien à voir avec notre époque en ce qui concerne les règles à la maison. Pas de soirée téloche : dans les familles bourgeoises, c'était cuisines séparées, escaliers séparés, couloirs séparés, bref tchao les mômes. Et justement, Paul et Lucie Cavrois avaient sept bambins à charge, dont trois issus d'un précédent mariage de Lucie.
En gros, pour vous la faire courte, les trois premiers enfants, Jean-Baptiste junior, Geneviève et Michel sont nés de l'union de Lucie et du frère de Paul. Pas de panique, il n'y a eu aucune infidélité dans la famille, l'histoire est bien plus triste puisque Jean-Baptiste, le frère de Paul donc, est mort à la guerre en Serbie. Quatre ans après son décès, Paul se marie à Lucie et de ce mariage naissent Paul junior, Francis, et deux jumelles : Annette et Brigitte.
Quand la villa finit d'être construite, toute la petite famille vient donc défaire ses cartons. Jean-Baptiste, Geneviève et Michel s'installent dans les trois chambres du rez-de-chaussée, et les quatre autres à l'étage. Une chambre pour les filles et l'autre pour les garçons, séparées par la chambre de la gouvernante. Ça ne devait pas trop parler la nuit.
Robert Mallet-Stevens a tout fait pour que les enfants ne tombent pas nez-à-nez avec leurs parents et leurs invités. Il y avait une belle cuisine en marbre pour les adultes, et une autre plus petite juste à l'arrière réservée aux bambinos. Une fois le repas fini, ils pouvaient s'éclipser et remonter jusqu'à leur chambre par un petit escalier en colimaçon, afin de laisser les grands déambuler seuls sur les grandes marches de l'escalier principal. Mais ils avaient quand même une piscine et une super salle de jeu, donc on ne va pas commencer à les plaindre.
Une villa ultra moderne
C'est facile maintenant d'imaginer l'intérieur d'une maison avec des enceintes, des stores automatiques, des écrans, toussa… Dans les années 1920, ça l'est beaucoup moins. Petit coup de génie de l'architecte qu'on peut clairement lui accorder quand on découvre tout ce à quoi il avait pensé. Dans toutes les pièces de la villa, on retrouve sur les murs des sortes de grosses écoutilles qui servaient à propager le son pour que ce soit le moins insonorisé possible. En gros, quand on vous appelait pour le diner, vous ne risquiez pas de manquer l'info.
Les Cavrois pouvaient se vanter aussi d'être réglés comme des pendules. Dans la cuisine, il y avait ce qu'on appelle l'horloge mère. Tout ce qui se faisait dessus impactait le reste des horloges de la maison. Pas question cependant d'avoir l'heure d'affichée dans les salles de réception, c'était très malpoli.
On repart dans le jardin, partie sud, pour profiter du petit point d'eau. Il y avait pas mal de rumeurs sur ce dernier, comme quoi dès les premiers flocons il se transformait en une patinoire maison. Et honnêtement, tout le monde devait avoir du mal à imaginer les Cavrois tenter des sauts périlleux avec des patins aux pattes. Il faudra attendre la fin de la période de squat de la maison, de 1986 à 2001 et sa rénovation pour qu'un hiver, la patinoire réapparaisse par des températures bien froides.
Un lieu de squat pendant pas mal de temps
Toutes les belles histoires ont une fin, comme on dit. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la métropole lilloise est entièrement occupée par les Allemands. La ville est alors transformée en caserne. Après ce douloureux épisode, les Cavrois sont toujours là, mais les enfants ont grandi. L'architecte Paul Barbe est chargé d'aménager deux appartements dans la maison pour deux des garçons de la famille. Ils ont ce dont tous les ados rêvent : leur studio à eux, où il peuvent jouer à la Play l'Atari tranquille. Oui, c'est une console qui est apparue plus tard, en 1977, mais on assume pour les besoins de la blague.
Paul décède en 1965 et Lucie en 1985. Les enfants décident de ne pas garder la maison, et tout part à la vente : le mobilier en 1987, la villa en 1988.
Le promoteur qui a acheté ce petit bijou se dit alors que détruire la maison pour découper le terrain en lotissement serait une merveilleuse idée. Mais les années passent et la maison reste en place. Son sort n'est pas pour autant beaucoup mieux : de 1986 à 2001 la villa sera squattée et très, mais alors très dégradée.
En gros, la baraque est quasi détruite. Des tags, des débris, on y retrouve de tout et ce n'est franchement pas beau à voir. Il faudra attendre 2001 pour que l'Etat décide de racheter le lieu pour le sauver de l'oubli. Il sera remis finalement au Centre des monuments nationaux.
Pour sa remise en état, de 2001 à 2015, et après 23 petits millions d'euros dépensés, le mini-château est flambant neuf, comme si de rien n'était. L'équipe chargé de sa restauration a même le mobilier d'époque dans des collections de particuliers. Pour rester le plus authentique possible, la couleur qu'il restait sur les murs a été reproduite. Une seule chambre, celle de deux des enfants Cavrois, n'a pas eu la chance d'être réhabilitée, comme pour se donner une idée de la gueule de la maison avant ravalement de façade.
Pour rédiger tout ça, voici nos différentes sources :