[Flashback] Avant de créer Blake et Mortimer, Edgar P. Jacobs était chanteur lyrique à l'Opéra de Lille
Lucie Delorme,
9 min de lecture
19 déc. 2021,
Flashback
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Non, ce n'est pas une blague de fin d'année, ni un petit kamoulox impromptu, mais bien un fait historique : avant de créer ses personnages mondialement connus Blake et Mortimer, le Belge Edgar P. Jacobs a été dix ans chanteur à l'Opéra de Lille.
C'est une récente promenade dans l'exposition qui célèbre les 75 ans des plus célèbres gentlemens anglo-belges qu'on est tombé·e devant la biographie de leur papa, Edgar P. Jacobs. Et que ne fut pas notre surprise de découvrir qu'il avait fait un séjour prolongé à Lille, en tant que chanteur d'opéra. On a donc un peu creusé, et hop ! On a un Flashback tout chaud à vous proposer.
Démarrons cette épopée en 1904. Edgar Félix Pierre Jacobs nait le 30 mars à Bruxelles. Il y grandit, dans une famille modeste. Son père est sergent de ville (policier, quoi). Lorsque le petit Edgar se découvre une passion pour l'histoire, vers 11 ans, il se trace un chemin, d'office : il sera peintre d'histoire, une profession somme toute dans l'air du temps de l'époque. Il faut dire que le garçon a déjà un certain talent pour le dessin et la peinture. Il noircit des pages et des pages de carnets de ses dessins.
Mais un événement, à 13 ans, chamboule ses plans. Son père l'emmène voir Faust de Gounod au théâtre des Galeries (qui existe toujours, on vous fera dire), à Bruxelles. On ne sait pas si vous connaissez cet opéra, mais ce n'est pas forcément le plus facile pour s'initier à l'art lyrique. Il faut croire qu'Edgar avait les oreilles bien accrochées : il surkiffe, sort de là totalement emballé et décide d'abandonner le dessin d'histoire pour devenir chanteur d'opéra.
Profession : figurant
Les années (et la Première Guerre mondiale) passent, Edgar est un fringant jeune homme, qui sort d'études de commerce, et qui n'a pas un sou en poche. Il intègre l'Académie Royale des Beaux-Arts et fréquente très régulièrement le célèbre Théâtre de la Monnaie, avec son bestie Jacques Van Melkebeke (retenez son nom, il sera décisif un peu plus tard). Edgar fait des petits jobs : il est graphiste, petites mains au théâtre, dessinateur sur commande. Il devient figurant au théâtre de la Monnaie : les plus proches de ses amis le reconnaitrons sous ses costumes de garde ou de hallebardier.
Dans les années 20, les temps sont durs, principalement pour son portefeuille, et être garde sur scène ne met pas assez de beurre dans les choux (de Bruxelles). Edgar est aussi dessinateur de bijoux, illustrateur de presse, retoucheur photo, dessinateur pour des catalogues de grands magasins comme le Grand Bazar, le Bon Marché, ou l'Illustration. C'est là qu'il apprend vraiment à dessiner les intérieurs et les scènes de vie quotidienne.
Choriste avec Mistinguett
En 1922, le jeune Belge décroche un rôle de choriste au théâtre de l'Alhambra, alors plus grand théâtre de Bruxelles. Il chantera dans la revue de Mistinguett, superstar à l'époque. Attention les yeux, on a trouvé son salaire de l'époque : pour ce taf, Edgar gagnait l'énorme somme de 350 francs par mois, soit 8,75 euros. Byzance, hein ? Tout ce faste ne dure pas : il est appelé en 1924 pour faire son service militaire. A son retour, il intègre le Conservatoire Royal de Bruxelles, où il apprend le B.A.-BA du chanteur d'opéra. Il semble être un élève assidu : il termine ses études avec le premier prix d'excellence en chant. Et c'est là que Lille entre en scène.
Edgar décide d'aller s'installer en France. Mais pas trop loin. En fait, il traverse juste la frontière, roule jusqu'à la place du Théâtre et s'installe très confortablement à l'Opéra de Lille. On a retrouvé une vidéo de l'INA où il parle de son séjour de dix ans à Lille. "Il y avait une troupe sédentaire, ce qui n'existe plus maintenant, et un très bel orchestre qui permettait de faire des opéras très travaillés." Sa voix de baryton lui permet de prendre une part active à de grands airs comme Aida, Lakmé, ou Faust. Il fait, raconte-t-on, un triomphe dans La Tosca.
Ses années à Lille semblent être heureuses. Il épouse une chanteuse d'opérette, Léonie Bervert, Nini pour les ami.e.s. En 1931, il interprète Brétigny dans le Manon de Jules Massenet. Edgar pourrait se contenter de monter sur scène quand on lui demande, sans demander son reste. Mais, si vous ne l'avez pas encore remarqué, l'artiste a un petit côté hyperactif. Il dessine des décors, imagine des accessoires, dessine même des costumes pour ses confrères et consœurs.
Sauf que tout ça va prendre fin. Si vous avez bien suivi, on est à l'orée du second conflit mondial du siècle, et la crise de 1929 a fait mal, durablement, à toute l'Europe. En France, les règles se durcissent pour les travailleurs étrangers. Une loi sur le contingentement des artistes étrangers est votée en 1926, rendant très compliquée l'embauche de travailleurs non-Français. "La crise avait démarré en 1930 et on avait commencé à la sentir, raconte Jacobs dans l'interview citée plus haut. Ils ont commencé à faire une sélection de chanteurs, tous les chanteurs étrangers. Il y avait un certain pourcentage. C'était une loi très dramatique pour les Belges, je crois qu'il y avait 10% de permission. Et alors, évidemment, il y a eu un commando qui a fait une descente sur le théâtre de Lille et qui, en consultant les listes, nous a donc sélectionnés."
Flash Gordon et Tintin
Edgar, comme deux consœurs chanteuses, se trouve tout d'un coup sans travail et contraint de rentrer en Belgique. L'aventure lilloise d'Edgar P. Jacobs prend fin, à la veille de la guerre. Le retour est top déprime. Il court après les contrats dans les théâtres et les salles de concert. II peine à joindre les deux bouts. Il parle de cette période comme "les pires moments de [sa] vie". Elle prend fin avec sa mobilisation, en 1940. Il part à Dusseldorf.
A son retour, la Belgique est toujours occupée, et il est chargé de retravailler des planches de Flash Gordon, jugées trop américaines par les Allemands. Et en 1944, il fait une rencontre qui va certainement changer sa vie : son ami de toujours Jacques Van Melkebeke le met en contact avec un certain Georges Rémi. Ça ne vous dit rien ? Prenez ses initiales : GR, et inversez-les. Ça donne... RG. Lisez à haute voix, vous allez l'avoir. RG, RG, Hergé ? Yup. Edgar P. Jacobs se met à bosser avec le papa de Tintin. Il a pour mission de remanier, en tant que coloriste, sept albums du plus connu des reporters à houppette, dont Les 7 boules de cristal et Le Temple du Soleil.
Quelques temps plus tard, lorsque le premier tome du journal de Tintin sort en Belgique (un magazine hebdomadaire avec les histoires de Tintin mais aussi d'autres extraits de BD) c'est avec une première planche présentant le duo de choc Blake et Mortimer. Ce sera le début d'une aventure de douze tomes écrits par Edgar P. Jacobs. Il cesse de travailler pour Hergé et se consacre entièrement à ses deux héros, qui ont fait le tour du monde et continuent de vivre encore aujourd'hui : un album de leurs aventures sort chaque année grâce à plusieurs dessinateurs (Jean Van Hamme, Yves Sente ou encore Jean Dufaux).
Dans toutes les histoires imaginées par leur papa, on retrouve des codes de l'opéra. Olrik, par exemple, est passé maître dans l'art de se déguiser pour mieux tromper ses ennemis, une pratique courante dans l'opéra. Jacobs lui-même explique que ses personnages ne sont pas à proprement parler des héros d'opéra, mais qu'il ne renie pas l'influence. "Des spécialistes de la BD ont trouvé qu'il y avait un petit air d'opéra dans mes histoires. L'opulence des décors et en même temps de la mise en scène faisait penser à un opéra. Ce que je ne nie pas d'ailleurs." Pour la petite histoire, et si vous voulez vous relire les BD, sachez que l'auteur a imaginé que Blake avait une voix de baryton, et Mortimer une voix de ténor. Olrik, quant à lui, est en basse baryton ou bas-chantante.
Vous savez tout. Pour les besoins de cet article, on s'est appuyés sur plusieurs sources :